Thursday, June 2, 2011

Séparée du reste de l’Azerbaïdjan par le territoire arménien hostile, ceinturée par l’Iran et la Turquie , l’enclave du Nakhitchevan vit au rythme de ses relations complexes avec la «mère patrie».

« Les montagnes, là-bas au nord-est, c’est la Turquie, et celles qu’on voit là, un peu plus au nord et à l’ouest, c’est l’Arménie. Et juste en face de nous, sur l’autre rive du fleuve, c’est l’Iran.» Ce petit cours de géographie pratique est dispensé par Ali Allahverdiyev, directeur de la chaire de français à l’université d’Etat de Nakhitchevan (la capitale du Nakhitchevan), depuis les hauteurs de la ville, sur les marches du théâtral Hotel Grand Naxçivan. La République autonome du Nakhitchevan, à peine grande comme une province française, possède cette particularité d’être environnée de trois nations dont on aperçoit les paysages d’à peu près n’importe quel endroit de son territoire.

Les routes serpentent entre les montagnes dans des paysages semi-arides, quelques camions et des Lada cacochymes les empruntent, des bus aussi, qui transportent des étudiants et des habitants. Mais les routes sont en parfait état et à peu près désertes, alors les très rares propriétaires de Mercedes roulent dessus comme des dingues et doublent dans les virages sans craindre de voir débouler en sens inverse une autre voiture. Le Nakhitchevan appartient à l’Azerbaïdjan mais est séparé de la «mère patrie» par une épaisse bande de territoire arménien. Cela ne devrait être qu’un tracas insignifiant et très surmontable, mais les guerres du Caucase, en particulier celle qui a éclaté en 1991 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ont beaucoup modifié l’importance de ce tracas.

Les voies terrestres qui reliaient l’Azerbaïdjan à son enclave en traversant un bout d’Arménie sont fermées. Il faut désormais passer par les airs, et comme une partie du voyage se déroule dans l’espace aérien arménien, «on fait une petite prière avant de décoller» et on atterrit une heure plus tard, dans un sens à Bakou, et dans l’autre sur le tarmac flambant neuf du nouvel aéroport de Nakhitchevan. Cinq ou six vols par jour assurent la liaison entre la République et son territoire de tutelle. Le hall est animé d’une intense activité, les habitants du Nakhitchevan, qui ont tous un parent, un ami, dans la «métropole», et font pour beaucoup leurs études à Bakou, vont et viennent sans cesse entre l’enclave et le reste de leur pays. Tous les vols sont pleins, et on dit qu’il faut réserver son billet un mois à l’avance. Si pour les 300 000 habitants de la République c’est un moyen peu onéreux ­ un billet coûte normalement une vingtaine de dollars, mais c’est dix fois ce tarif pour un étranger ­ et rapide de s’arracher à leur enclavement, il en existe un autre, par la route celui-là. Encore que ce ne soit pas si simple. On peut, par exemple, rejoindre l’Azerbaïdjan par l’Iran, mais, en dépit d’une amélioration aussi récente que fragile, les relations entre les deux pays restent tendues. Les régimes de Bakou et de Téhéran, résolument laïc d’un côté, théocratique de l’autre, professent des conceptions politiques bien éloignées l’une de l’autre. Et puis la population azerbaïdjanaise, très fraternellement solidaire de la forte minorité azérie d’Iran qu’elle affirme opprimée par la République islamiste, rechigne à s’aventurer dans des contrées si hostiles.

Cependant, outre leur commune appartenance à la foi chiite, les deux peuples ont en commun de nombreux traits culturels, la littérature par exemple. Et aussi un certain art de vivre, des traditions culinaires et une même façon de les exercer, l’habitude de prendre le thé à l’ombre des jardins, des murs des mosquées, ou autour d’un bassin où barbotent de gros poissons rouges, comme dans la belle ville d’Ordubad, toute proche de l’Iran. Au restaurant, les tables sont dressées par des gamins dans des jardins luxuriants et laissés à une joyeuse friche qui fait le bonheur des chats. Dans les assiettes : kebabs, oignons, salades et parfois de la panse de brebis. Autant de choses, il est vrai, que partagent tous les pays de la région.

Il y a encore ce fameux fleuve dont parlait Ali Allahverdiyev, l’Araxe, qui sépare l’Iran du Nakhitchevan. Mais sa rive azerbaïdjanaise sert de zone militaire et les pêcheurs doivent obtenir une autorisation du Parlement pour s’en approcher. A proximité du village de Gulistan, il y a pourtant au bord du fleuve un caravansérail et un mausolée des XIIe et XIIIe siècles. Mais même les facultés de persuasion de Kamal Cabbarli, jeune professeur de français qui s’est proposé de nous guider, ne font pas plier les militaires. On raconte que les parages abritent aussi un ancien cimetière arménien que l’armée azerbaïdjanaise aurait saccagé dans le cadre de la guerre que se livrent les deux nations à propos des origines du peuplement de leurs territoires. Impossible d’y accéder. La moindre tentative d’approche s’achève autour d’un thé dans le bureau du maire de Gulistan, qui y va de son envolée contre «l’agresseur arménien» et nous encourage plutôt à «visiter le beau patrimoine azéri».

«A quoi ressemble un Arménien ?»

Le ton débonnaire tranche bizarrement avec la violence de la causerie, dont Kamal, auteur d’un mémoire sur l’argot contemporain, donne une traduction truffée d’expressions dignes des cités des banlieues parisiennes. Kamal n’a jamais voyagé en France, il n’a pas non plus fréquenté de petite Française en goguette dans l’enclave. Mais il est familier des chaînes tricolores captées par le satellite, écoute Lara Fabian en boucle sur son téléphone portable dernier cri et s’est constitué ce lexique des faubourgs par de mystérieux moyens. Plus tard, en aparté, il fait écho aux propos de l’édile : «Je n’ai jamais rencontré aucun Arménien, mais j’aimerais bien. Je voudrais savoir à quoi ressemble un Arménien, si c’est un homme comme moi…»

La traversée par l’Arménie étant exclue, ne reste comme issue que la minuscule frontière que le Nakhitchevan partage avec la Turquie. Après l’aéroport, c’est de loin le lieu de passage le plus fréquenté des environs, et dans les deux directions. Dans un sens, des cars de tourisme turcs et des minibus estampillés aux couleurs de tour-opérateurs également turcs et également vides, viennent se ravitailler en carburant dans les stations qui pullulent à cet endroit de l’enclave. C’est que Bakou, dont les alentours et jusqu’aux faubourgs de la ville sont hérissés de pipelines, alimente en pétrole son enclave à des tarifs exceptionnellement bas. Dans l’autre sens, les habitants de Nakhitchevan sont nombreux à aller travailler dans les grandes villes de Turquie, cumulant souvent cette activité saisonnière à leur travail dans l’enclave.

C’est le cas de Hidayat Akbarov, lui aussi jeune professeur à l’université d’Etat, dont le traitement mensuel de 100 dollars ne suffit pas à nourrir sa famille. Hidayat représente à lui tout seul l’atmosphère qui imprègne la région et le caractère de ses habitants. C’est comme si l’enclavement de la région l’avait préservée des attributs du monde contemporain. Nakhitchevan cultive une douceur moelleuse. Ses habitants ont des égards qui doivent ressembler à ceux en usage dans les capitales européennes au début du siècle dernier, une sorte de raffinement policé, une lenteur dans les gestes, une déférence discrète et toute orientale. La région baigne dans une atmosphère surannée, décalée.

La guerre en toile de fond

Pour qui n’est pas Azerbaïdjanais ou Turc, l’entrée au Nakhitchevan par la frontière turque s’avère des plus compliquées. Le conflit avec l’Arménie a engendré une certaine prévention à l’égard des Occidentaux, réputés plutôt favorables à la cause arménienne. Le sourire goguenard affiché par les douaniers turcs laisse place chez leurs homologues azerbaïdjanais à des raclements de gorge quand il découvre des passeports français. «Quel est votre but ?» C’est la première fois que la question est posée, mais elle reviendra, systématique, à chaque nouvelle rencontre, parfois plusieurs fois dans la bouche d’un même interlocuteur. Ainsi dans le bureau d’Issa Habibbeyli, recteur de l’université de Nakhitchevan, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages consacrés à la littérature et à la poésie azéries et personnage considérable dans l’enclave, la question est posée d’une voix de stentor, une fois les courtoisies d’usage expédiées. Puis lui succède la liste des avanies dont se sont rendus coupables les Arméniens à l’égard des Azerbaïdjanais, avant une nouvelle invitation à découvrir les merveilles de la République, lesquelles sont effectivement en nombre.

Le sujet revient sur le tapis un soir, dans le hall de l’hôtel et a le mérite d’être exposé avec clarté : «Jamais ! Vous entendez, jamais on abandonnera le Karabakh aux Arméniens !» L’auteur de cette vigoureuse déclaration s’adresse à un membre du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). La guerre est très présente dans les esprits, des proches, des parents peuvent en avoir été victimes, avoir tout perdu, avoir dû fuir leur terre, et puis Bakou en rajoute dans l’instrumentalisation des rancoeurs. Beaucoup de gens que rencontre le CICR parlent de la guerre, alors, le soir, à l’hôtel, les conversations tournent autour de ça. Mais si, au lieu d’être à Nakhitchevan, on se trouvait dans l’enclave miroir du Haut-Karabakh, on entendrait des propos symétriquement inverses, et la proclamation de tout à l’heure se transformerait en : «Jamais ! Vous entendez, jamais on rendra le Karabakh aux Azerbaïdjanais !»

http://acturca.wordpress.com/2006/08/16/le-nakhitchevan-un-etat-dans-letau/

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